CHAPITRE III

La forêt nadrake ne ressemblait pas tout à fait aux bois d’Arendie qu’ils avaient laissés loin derrière eux, mais les différences étaient subtiles et Garion mit plusieurs jours à les formuler. D’abord, les pistes avaient quelque chose de provisoire. Elles étaient si peu fréquentées qu’elles étaient à peine visibles dans le sol glaiseux. Ensuite, les marques de présence humaine abondaient dans la forêt arendaise, alors qu’ici l’homme semblait être un intrus ; il ne faisait que passer. Et puis la forêt d’Arendie était limitée, contrairement à cet océan d’arbres qui allait jusqu’au bout du continent et semblait être là depuis la création du monde.

La forêt grouillait de vie. Des biches au pelage fauve fuyaient entre les arbres et de gros bisons à longs poils, aux cornes incurvées, luisantes comme de l’onyx, paissaient dans les clairières. Une fois, un ours traversa lourdement la piste, juste devant eux, et s’éloigna en poussant des grognements irrités. Des lapins détalaient dans le sous-bois et des perdrix s’envolaient sous les sabots de leurs chevaux avec un vacarme qui leur faisait battre le cœur à tout rompre. Mares et torrents regorgeaient de poissons, de rats musqués, d’otaries et de castors. Bientôt ils découvrirent des formes de vie plus petites et moins agréables : des moustiques qui auraient fait des moineaux de taille honorable et de vilaines petites mouches brunes qui piquaient tout ce qui remuait.

Le soleil tavelait l’humus de taches dorées. Il se levait tôt et se couchait tard. C’était le milieu de l’été, mais il ne faisait jamais très chaud, et l’air avait cette odeur riche liée à la frénésie de croissance propre aux terres septentrionales où l’été est bref et l’hiver très long.

Silk et Garion avaient l’impression que Belgarath n’avait plus fermé l’œil depuis qu’ils étaient entrés dans la forêt. Tous les soirs, alors qu’ils s’enroulaient dans leurs couvertures, rompus de fatigue, le vieux sorcier disparaissait dans les ténèbres. Une fois, Garion s’éveilla brièvement, plusieurs heures après le crépuscule, en entendant un bruit mat de pattes rebondissant légèrement sur le sol de la clairière ; il se rendormit, tranquillisé : le grand loup d’argent qui était son grand-père rôdait dans la nuit, furetant dans la forêt à l’affût du moindre danger.

Les expéditions nocturnes du vieillard étaient aussi silencieuses que la fumée, mais elles ne passaient pas inaperçues. Tôt, un matin, sous les arbres noyés dans l’ombre et la brume, plusieurs formes indistinctes se glissèrent non loin de Garion, qui venait de se lever et s’apprêtait à ranimer le feu. Il se figea sur place en se sentant observé ; sa peau le picotait d’une façon particulière. A une dizaine de pas de là, un énorme loup gris le regardait gravement de ses yeux fixes, dorés comme le soleil, et Garion se rendit compte qu’il comprenait sa question inexprimée.

— D’aucuns se demandaient pourquoi vous faisiez cela, disait-il à la façon des loups.

— Quoi donc ? répondit poliment Garion, s’exprimant machinalement dans le langage des loups.

— Pourquoi vous revêtiez cette forme particulière.

— C’est nécessaire.

— Ah ! répondit le loup, en s’abstenant, avec une exquise courtoisie, d’insister. D’aucuns se demandaient si vous ne trouviez pas cela un peu restrictif, nota-t-il tout de même.

— Ce n’est pas si terrible quand on y est habitué.

Le loup n’avait pas l’air très convaincu. Il s’assit sur son derrière.

— D’aucuns ont remarqué l’Autre à plusieurs reprises lors des derniers assombrissements du jour, et d’aucuns s’interrogeaient sur la raison de votre présence à tous les deux.

Garion sut d’instinct que sa réponse à cette question revêtait une importance cruciale.

— Nous allons d’un endroit à un autre, répondit-il prudemment. Nous n’avons pas l’intention de fonder une harde ou de prendre compagne sur votre territoire, ni de chasser les créatures qui vous appartiennent.

Il aurait été bien en peine de dire où il était allé chercher cette réponse, mais elle parut satisfaire le loup.

— D’aucuns seraient heureux que vous présentiez nos respects à Celui à la fourrure de neige, reprit-il avec solennité. D’aucuns le trouvent digne de la plus grande estime.

— Nous nous ferons un plaisir de lui transmettre l’expression de votre considération, répondit Garion, un peu étonné d’avoir trouvé si aisément cette formulation alambiquée.

Le loup leva le nez et huma l’air.

— Il est temps de retourner à la chasse, dit-il. Puissiez-vous trouver ce que vous cherchez !

— Puisse votre chasse être fructueuse ! répondit Garion.

Le loup fit volte-face et disparut dans le brouillard, suivi par ses compagnons.

— L’un dans l’autre, tu ne t’en es pas mal sorti, fit la voix de Belgarath depuis l’ombre du sous-bois.

Garion sursauta, un peu surpris.

— Je ne savais pas que tu étais là, dit-il.

— Tu aurais dû, riposta le vieil homme en émergeant des fourrés.

— Comment le savait-il ? s’étonna Garion. Que je me transforme parfois en loup, je veux dire ?

— Ça se voit. Les loups ont une conscience aiguë de ce genre de chose.

Silk s’approcha d’eux avec circonspection, le nez frémissant de curiosité.

— Qu’est-ce que c’était que ce conciliabule ?

— Les loups se demandaient ce que nous faisions sur leur territoire, lui expliqua Belgarath. Ils sont venus voir s’ils allaient être obligés de se battre contre nous.

— Se battre ? répéta Garion, surpris.

— C’est la coutume quand un loup étranger pénètre dans le territoire de chasse d’une autre harde. Les loups préfèrent éviter la bagarre  – c’est un gaspillage d’énergie  – mais si la situation les y oblige, ils s’y résolvent.

— Et que s’est-il passé ? insista Silk. Pourquoi sont-ils partis comme ça ?

— Garion a réussi à les convaincre que nous ne faisions que passer.

— Il est futé, ce petit.

— Tu ferais mieux de tisonner le feu, Garion, suggéra Belgarath. Prenons notre petit déjeuner et partons. Nous ne sommes pas arrivés en Mallorée et j’aimerais autant profiter de la clémence du temps.

Plus tard dans la journée, ils arrivèrent à un ramassis de baraques et de tentes dressées à l’orée d’une prairie, au bord d’un torrent.

— Un village de trappeurs, expliqua Silk devant le regard étonné de Garion. Il y en a plein la forêt. Ils s’installent le long des cours d’eau d’une certaine importance. Il se négocie des tas de choses dans ces endroits, ajouta-t-il, et son nez pointu se mit à frémir sous ses petits yeux brillants.

— Pas question, décréta Belgarath d’un ton sans réplique. Vous ne pourriez pas essayer un peu de dominer vos instincts prédateurs ?

— Je ne pensais à rien de précis, protesta Silk.

— Vraiment ? Vous devez être malade, alors.

Silk se redressa de toute sa hauteur et lui jeta un regard dédaigneux.

— Nous ferions peut-être mieux de contourner le village ? suggéra Garion alors qu’ils s’engageaient dans la prairie.

— Non, fit Belgarath en secouant la tête. Je voudrais savoir ce qui nous attend là où nous allons ; le meilleur moyen, c’est de parler aux gens qui en viennent. Nous allons nous mêler à eux pendant une heure ou deux, puis nous repartirons comme nous sommes venus. Si on vous demande quelque chose, nous allons au nord chercher de l’or...

Les chasseurs et les trappeurs qui vadrouillaient entre les baraques n’avaient pas grand-chose à voir avec les mineurs de l’autre village. Ils étaient plus ouverts, moins hargneux et surtout moins bagarreurs. Ils devaient apprécier d’autant plus la compagnie, lors de leurs rares incursions dans les marchés aux fourrures, qu’ils vivaient en solitaires. Ils buvaient sûrement autant que les mineurs, mais plutôt pour rire et chanter que pour se chercher querelle.

Les trois compagnons prirent un sentier de terre battue qui menait au centre de l’agglomération. Ils mirent pied à terre devant une vaste taverne.

— La petite porte, fit laconiquement Belgarath.

La salle était plus propre, moins bondée, sensiblement mieux éclairée et surtout mieux aérée que le bouge des mineurs. Il y régnait une bonne odeur de bois et non pas de terre humide et de moisissure. Les trois compagnons s’installèrent près de la porte, selon leur bonne habitude, et un serveur aimable leur apporta des chopes de bière brune, forte, bien fraîche et étonnamment bon marché.

— Cet endroit appartient aux marchands de fourrure, leur expliqua Silk en essuyant la mousse qui lui ornait la lèvre supérieure. Ils ont compris que la bière facilite les négociations et veillent à ce qu’elle soit bonne et pas chère.

— Pas bête, commenta Garion. Mais les trappeurs doivent bien s’en rendre compte, non ?

— Evidemment.

— Alors pourquoi boivent-ils avant d’entamer les négociations ?

— Ils aiment ça, qu’est-ce que tu veux ? répondit Silk avec un haussement d’épaules.

Les deux trappeurs assis à la table voisine reprenaient manifestement une conversation interrompue une douzaine d’années plus tôt. Le temps avait strié leur barbe de gris, mais ils bavardaient avec un entrain presque juvénile.

— Tu n’as pas eu de problèmes, là-haut ? Avec les Morindiens, je veux dire ? demanda le premier.

— J’ai placé des bâtons de peste aux deux bouts de la vallée où j’ai posé mes pièges, répondit le second avec un grand sourire. Les Morindiens préféreraient faire un détour de douze lieues plutôt que de traverser une zone contaminée.

— C’est encore le plus efficace, renchérit le premier avec un hochement de tête entendu. Gredder disait toujours que les bâtons de magie donnaient de meilleurs résultats, mais les événements lui ont donné tort.

— Tiens, il y a un moment que je ne l’ai pas vu, celui-là.

— Le contraire serait plutôt étonnant. Les Morindiens ont eu sa peau il y a trois ans, c’est le cas de le dire : je l’ai enterré de mes propres mains. Enfin, ce qui en restait.

— Eh bien, dis donc ! J’ai passé un hiver avec lui, une fois, vers le cours supérieur de la Cordu. Quel caractère de cochon ! Je suis tout de même surpris que les Morindiens aient transgressé un barrage magique.

— Je pense qu’ils ont fait venir un sorcier pour exorciser ses bâtons. J’ai trouvé une patte de belette avec trois brins d’herbe noués à chaque griffe accrochée à l’un d’eux.

— Ils n’ont pas reculé devant les moyens. Ils devaient avoir drôlement envie de lui mettre le grappin dessus.

— Tu sais comment il était. Il avait le don de taper sur le système des gens en passant à dix lieues d’eux.

— Ça, tu l’as dit !

— Enfin, il ne donnera plus de boutons à personne. Son crâne doit orner le bâton d’un sorcier morindien, à l’heure qu’il est.

Garion se pencha vers son grand-père.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de bâtons ? lui murmura-t-il à l’oreille.

— Des signaux de danger, répondit Belgarath. Ce sont généralement des baguettes décorées de plumes ou d’ossements et plantées dans le sol. Les Morindiens ne savent pas lire, alors ça leur sert de panneaux indicateurs.

Un vieux trappeur voûté, aux vêtements de cuir tout rapiécés et luisants de crasse, entra dans la taverne, l’air un peu penaud. Il tenait en laisse une jeune Nadrake aux cheveux aile-de-corbeau, vêtue d’une épaisse robe de feutre rouge, ceinturée d’une chaîne étincelante. Laisse ou pas laisse, elle avait quelque chose de fier et de dédaigneux et contemplait l’assemblée masculine avec un mépris mal dissimulé. Le vieux trappeur se traîna au centre de la salle et s’éclaircit la gorge pour attirer l’attention.

— J’ai une femme à vendre, annonça-t-il à haute voix.

La femme lui cracha dessus sans changer d’expression.

— Voyons, Vella, tu sais que ça va faire baisser ton prix, protesta mollement le vieillard.

— Tu es un imbécile, Tashor ! riposta-t-elle. Personne ici ne peut se permettre de m’acheter, tu le sais pertinemment. Tu ferais mieux de me proposer aux trafiquants de fourrure.

— Les trafiquants de fourrure ne s’intéressent pas aux femmes. Nous obtiendrons un meilleur prix ici, je t’assure.

— Je ne te croirais pas même si tu m’annonçais que le soleil va se lever demain, espèce de vieil imbécile !

— Cette femelle ne manque pas d’esprit, comme vous pouvez le constater, annonça assez lamentablement Tashor.

— Il n’essaie pas de vendre sa femme, tout de même ? s’offusqua Garion quand il eut fini de s’étouffer avec sa bière.

— Ce n’est pas sa femme, rectifia Silk. Elle est à lui, c’est tout.

Garion serra les poings et se redressa, rouge de colère, mais Belgarath lui mit fermement la main sur l’épaule.

— Reste tranquille ! lui ordonna le vieil homme.

— Mais...

— Garion, je te dis de t’asseoir. Ne te mêle pas de ça.

— A moins que tu n’aies envie d’acheter la femme, évidemment, ajouta Silk d’un ton badin.

— Elle est en bonne santé ? s’informa un trappeur au visage en lame de couteau, barré d’une cicatrice.

— Oui, affirma Tashor. Montre-lui tes dents, Vella.

— Tu crois vraiment que c’est mes dents qu’ils veulent voir, imbécile ? insinua-t-elle en braquant ses yeux de braise sur le trappeur balafré.

— C’est une excellente cuisinière, reprit précipitamment Tashor. Elle connaît les remèdes contre les rhumatismes et les fièvres. Elle ne mange presque rien. Elle n’a pas trop mauvaise haleine, sauf quand elle abuse des oignons, et elle ne ronfle presque jamais, sauf quand elle a trop bu.

— Pourquoi tu veux la vendre, alors ? ironisa le balafré.

— Je me fais vieux et j’aimerais bien avoir un peu de calme et de tranquillité. Une femme comme Vella amène de l’animation dans l’existence, mais j’ai eu toute l’animation qu’un homme peut désirer. Maintenant, je voudrais m’installer un peu quelque part, pour élever des poules ou des chèvres.

— Oh, ce n’est pas possible ! explosa Vella, ses yeux noirs jetant des éclairs. Il faut vraiment que je fasse tout moi-même. Allez, Tashor, tire-toi de là, fit-elle en l’écartant d’une bourrade et en défiant la foule du regard. Passons aux choses sérieuses. Il veut me vendre. Je suis solide. Je sais faire la cuisine, tanner les cuirs et les peaux, soigner les maladies communes, négocier ferme quand j’achète quelque chose et brasser de la bonne bière. Je n’ai jamais partagé la couche d’aucun homme et je veille à ce que mes dagues soient assez affûtées pour dissuader les amateurs. Je sais jouer de la flûte de bois et je connais quantité de vieilles histoires. Je sais faire les bâtons de magie, de peste et de rêve qui effraient les Morindiens, et une fois j’ai tué un ours à trente pas d’une seule flèche.

— Vingt pas, rectifia Tashor d’une toute petite voix.

— Plutôt trente, affirma-t-elle.

— Tu sais danser ? coupa le trappeur au visage émacié.

— Seulement si tu songes sérieusement à m’acheter, riposta la femme en le regardant droit dans les yeux.

— Nous en discuterons quand nous t’aurons vue danser.

— Tu sais marquer la cadence ?

— Oui.

— Parfait.

Elle porta les mains à la chaîne qui lui enserrait la taille, la dégrafa et la lança à terre dans un cliquetis d’anneaux métalliques. Elle enleva soigneusement son collier de chien et attacha sa crinière luxuriante avec un ruban de soie rouge. Puis elle ouvrit sa grosse robe rouge, l’ôta et la tendit à Tashor. Elle portait dessous une robe malloréenne, retenue au cou par un col montant et qui dénudait l’albâtre de ses bras couverts de bracelets d’or. La soie rose, impalpable et crissante, soulignait ses courbes à chacun de ses mouvements. La poignée d’une dague ornée de pierreries dépassait de chacune de ses souples bottes de peau, et une troisième était glissée dans sa ceinture de cuir. Elle s’inclina avec une grâce étudiée pour nouer à ses chevilles un lien garni de grelots, puis elle éleva doucement ses mains devant son visage.

— Voilà la cadence, Balafré, indiqua-t-elle au trappeur. Tâche de ne pas la perdre.

Elle frappa dans ses mains, trois coups lents et quatre rapides, et se mit à danser lascivement, avec une sorte d’insolence. Ses mouvements faisaient gémir la soie de sa robe et murmurer son ourlet sur ses mollets galbés.

Un silence de mort était tombé sur la salle. On n’entendait que le tintement des bracelets et des grelots, ponctué par le claquement des grosses pattes calleuses du trappeur.

Les bras de la Nadrake décrivaient des arabesques subtiles, fluides, ses pieds esquissaient des pas si rapides que l’on aurait cru voir un papillon battre des ailes. Et il se passait d’autres choses, encore plus intéressantes, sous la robe arachnéenne. Garion était d’un joli rouge. Il se rendit compte que s’il ne recommençait pas bientôt à respirer, il allait s’étouffer. Il déglutit péniblement.

Vella se mit à tourbillonner et ses longs cheveux noirs aux reflets bleutés voltigèrent autour d’elle, accompagnant à la perfection le chatoiement de sa robe. Puis elle s’immobilisa dans une attitude de défi, fière et sensuelle.

Tous les hommes de l’assistance l’acclamèrent et elle leur dédia un petit sourire énigmatique.

— Tu danses bien, observa d’un ton neutre le trappeur au visage balafré.

— Naturellement, rétorqua-t-elle. Je fais tout très bien.

— Es-tu amoureuse ? reprit le trappeur d’un ton très terre-à-terre.

— Aucun homme n’a su gagner mon cœur, répondit platement la femme. Je n’ai jamais rencontré un seul homme digne de moi.

— Ça pourrait changer, insinua le trappeur. Allez, un marknador, proposa-t-il fermement.

— Tu veux rire ! railla-t-elle. Cinq marknas.

— Un et demi, contra l’homme.

— C’est parfaitement insultant ! s’exclama Vella, outrée, en levant les bras au ciel avec une expression tragique. Quatre, pas une nadrakme de moins.

— Deux marknas, offrit le trappeur.

— Je n’ai jamais vu ça ! s’exclama-t-elle en écartant largement les bras et en se frappant les hanches. Tu ne veux pas m’arracher le cœur, aussi, tant que tu y es ? Je n’envisagerai aucune offre en dessous de trois et demi.

— Disons trois et finissons-en, décréta fermement l’homme. Et je te propose un contrat d’association permanente, ajouta-t-il comme après réflexion.

— Permanente ? répéta Vella en ouvrant de grands yeux.

— Tu me plais, précisa-t-il. Alors, qu’en dis-tu ?

— Lève-toi, que je te regarde un peu, ordonna-t-elle.

Il s’arracha lentement à la chaise sur laquelle il était vautré. Son corps était aussi long et maigre que son visage balafré, et il y avait dans toute sa personne quelque chose de dur et de musculeux. Vella le détailla des pieds à la tête avec une moue appréciative.

— Pas mal, hein, Tashor ? murmura-t-elle.

— Tu pourrais tomber beaucoup plus mal, répondit son futur ex-propriétaire d’un ton encourageant.

— Ton offre de trois marknadors avec contrat d’association m’intéresse, conclut enfin Vella. Tu as un nom ?

— Tekk, répondit le grand trappeur en s’inclinant courtoisement.

— Eh bien, Tekk, ne t’éloigne pas. Je vais étudier ta proposition avec Tashor, annonça-t-elle en lui jetant un regard presque timide. Je crois que tu me plais, toi aussi, lui confia-t-elle un ton plus bas.

Puis elle prit la laisse que Tashor tenait encore serrée dans son poing et le mena hors de la taverne en se retournant une ou deux fois pour regarder le trappeur au visage émacié.

— Sacrée femelle, murmura Silk avec une note de respect dans la voix.

Garion profita de ce répit pour recommencer à respirer, mais ses oreilles hésitaient toujours entre la pivoine et le coquelicot.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’association ? demanda-t-il tout bas à Silk.

— Une proposition de mariage, ou quasiment, répondit Silk.

— Je n’y comprends rien, fit Garion, abasourdi.

— On peut être propriétaire d’une femme sans avoir aucun droit sur sa personne, expliqua Silk. Et la femme a ses dagues pour veiller au respect de cette loi non écrite. Il faudrait être fatigué de la vie pour avoir l’idée d’imposer quoi que ce soit à une Nadrake. C’est elle qui décide. Le mariage a généralement lieu après la naissance du premier enfant.

— Mais pourquoi était-elle si intéressée par son prix ?

— La moitié de la somme lui revient, révéla Silk avec un haussement d’épaules.

— Elle touche la moitié du prix de vente chaque fois qu’elle change de mains ? s’étonna Garion.

— Evidemment ! Autrement, ça ne serait pas juste, tu ne trouves pas ?

Garion n’eut pas le temps de répondre, car le serveur revenait avec de nouvelles chopes de bière. Il se débarrassa de son chargement et s’apprêtait à repartir quand il croisa le regard de Silk. Il s’arrêta net.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ? suggéra calmement le petit homme à la tête de fouine.

— Pardon, marmonna le serveur en baissant les yeux. C’est juste que... vous me faisiez penser à quelqu’un, mais j’ai dû me tromper.

Il fit volte-face et s’éloigna sans ramasser la monnaie que Silk avait posée sur la table.

— Je pense que nous serions bien inspirés de nous en aller, commenta tranquillement Silk.

— Quel est le problème ? s’inquiéta Garion.

— Il m’a reconnu. Quelle saleté de cochonnerie de vacherie d’avis de recherche !

— Vous avez peut-être raison, dit Belgarath en se levant.

— Regardez, il parle à ces hommes, là-bas, nota Garion.

Le serveur était en grande conversation avec un groupe de chasseurs, à l’autre bout de la salle, et jetait de fréquents coups d’œil dans leur direction.

— Nous avons trente secondes pour mettre les voiles, annonça Silk d’une voix tendue. Un, deux, trois, partez !

Les trois hommes se dirigèrent rapidement vers la porte.

— Hé, vous, là-bas ! héla quelqu’un. Attendez un peu !

— Courez ! aboya Belgarath.

Les trois compagnons se ruèrent hors de la taverne. Ils bondissaient en selle au moment où surgissaient une demi-douzaine d’hommes vêtus de cuir.

— Arrêtez-les ! hurlèrent leurs poursuivants.

Mais les trappeurs et les chasseurs n’avaient pas l’habitude de se mêler des affaires des autres, et Garion, Silk et Belgarath eurent le temps de traverser le village, de passer un gué et de regagner le couvert des arbres avant que les poursuites aient vraiment réussi à s’organiser.

Silk crachait comme des pépins de melon des invectives colorées et d’une grande variété exprimant un jugement globalement négatif sur la naissance, la parentèle et plus particulièrement les habitudes de leurs poursuivants, des coyotes infâmes qui avaient eu l’idée abjecte de mettre sa chère tête à prix et de ceux, encore plus infâmes, qui avaient diffusé l’information parmi la population.

Tout à coup, Belgarath retint sa monture et leva la main. Silk et Garion s’arrêtèrent à leur tour. Silk ne décolérait pas.

— Croyez-vous qu’il vous serait possible d’interrompre un instant ce discours fleuri ? suggéra suavement Belgarath. J’essaie d’écouter quelque chose.

Silk marmonna encore quelques jurons choisis et serra les dents. Des cris confus et des clapotements se faisaient entendre, loin derrière eux.

— Ils traversent le fleuve, reprit Belgarath. On dirait qu’ils prennent l’affaire au sérieux. Assez, en tout cas, pour nous donner la chasse.

— Ils vont sûrement s’arrêter à la tombée de la nuit, non ? intervint Garion.

— Ce sont des Nadraks, rétorqua Silk, écœuré. Ils nous pourchasseront pendant des jours, juste pour le plaisir.

— Nous n’avons qu’une chose à faire pour l’instant : essayer de les distancer, grommela Belgarath en enfonçant les talons dans les flancs de son cheval.

Ils s’engagèrent au galop dans la forêt baignée de soleil. Les immenses troncs minces et droits montaient comme des colonnes vers le ciel bleu. C’était un bel après-midi pour chasser, mais pas pour être chassé. Il n’y avait pas d’après-midi assez beaux pour ça.

Ils gravirent une colline et s’arrêtèrent pour écouter.

— On dirait qu’ils perdent du terrain, annonça Garion.

— Les plus soûls, peut-être, répondit Silk grincheux. On n’entend qu’eux. Les vrais chasseurs ne poussent pas de cris comme ça. Ils ne sont sûrement pas loin. Tiens, regarde, là-bas, confirma-t-il en tendant le doigt.

Garion distingua une tache claire entre les arbres. Un homme monté sur un cheval blanc venait vers eux, penché sur sa selle comme s’il scrutait attentivement le sol devant lui.

— S’il est bon à ce jeu-là, il va nous falloir une semaine pour nous en débarrasser, ragea Silk, complètement dégoûté.

Quelque part, loin dans la forêt, un loup poussa un hurlement lugubre.

— Allons-y, lança Belgarath.

Ils redescendirent la colline au galop en se frayant un chemin entre les arbres. Le sol meuble de la forêt étouffait le bruit des sabots de leurs chevaux, qui y arrachaient de grosses mottes.

— Nous laissons derrière nous une piste aussi visible que le nez au milieu de la figure ! hurla Silk à Belgarath.

— Et qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? rétorqua le vieil homme. Il faut que nous prenions un peu de champ si nous voulons tenter de dissimuler nos traces.

Un second hurlement, plus funèbre encore que le premier, retentit dans la forêt, sur la gauche cette fois, et peut-être un peu plus près.

Ils chevauchaient à un train d’enfer depuis un quart d’heure peut-être quand un vacarme confus se fit entendre vers l’arrière. Les hommes poussaient des cris d’alarme, les chevaux hennissaient. Garion entendait aussi des grognements féroces. Au signal de Belgarath, ils retinrent leurs montures pour écouter. Les cris aigus des chevaux terrorisés retentissaient à travers les arbres, ponctués par les imprécations de leurs cavaliers. Un chœur de hurlements s’éleva autour d’eux. La forêt sembla tout à coup pleine de loups. Les chasseurs de prime nadraks s’éparpillèrent comme une volée de moineaux tandis que leurs chevaux s’emballaient et fuyaient dans toutes les directions en poussant des cris de terreur.

Belgarath écoutait avec une sorte de sinistre satisfaction le bruit diminuer derrière eux quand un énorme loup au pelage sombre sortit des bois en trottinant, s’arrêta, la langue pendante, à trente toises d’eux, s’assit et les regarda fixement de ses grands yeux jaunes.

— Tenez bien vos chevaux, leur conseilla précipitamment Belgarath en caressant le cou de sa monture qui ouvrait des yeux affolés.

Le loup ne dit rien. Il resta simplement assis là, à les regarder de ses yeux qui ne cillaient pas.

Belgarath lui rendit calmement son regard, puis il hocha une fois la tête en signe d’approbation. Alors le loup se leva, se retourna et repartit vers les arbres. Il s’arrêta une fois pour leur jeter un coup d’œil par-dessus son épaule, leva le museau et poussa le hurlement grave et sonore qui annonçait à sa harde la fin de la chasse. Puis il disparut et seul demeura l’écho de son hurlement.

La Fin de Partie de l'Enchanteur
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